L’ombre de la mafia géorgienne Vory v Zakone derrière des vols du quotidien

Le Parisien, le 10 mai 2020

Après plus de deux ans d’enquête, le parquet de Paris a requis le renvoi en correctionnelle de 35 membres présumés des « voleurs dans la loi », des clans mafieux ultra-codés, soupçonnés de nombreux petits larcins.

En ce début d’été 2017, une frénésie s’empare de Zaza T. Le quadragénaire et ses deux amis, originaires comme lui de Géorgie, fréquentent presque tous les jours les centres commerciaux de la région parisienne : Parly 2, Galeries Lafayette, Carré Sénart, Val d’Europe… Les trois complices sont soupçonnés d’avoir multiplié, en quelques semaines, « les courses ». En d’autres mots : les vols.

Un jour, trois smartphones d’un supermarché Leclerc et des produits chez Sephora sont dérobés. Un autre, un parfum Givenchy, un sac à 500 euros, deux porte-monnaie Mont-Blanc estimés à 600 euros et des écouteurs d’Iphone. Des vêtements cachés dans des sacs tapissés d’aluminium – afin d’éviter la détection des portiques de sécurité – disparaissent aussi des grands magasins du boulevard Haussmann. Un voleur présumé est bien interpellé… avant d’être relâché après une simple mise en garde.

Ces larcins sans éclat, c’est la force de ces aigrefins dont la stratégie consiste à rester sous les radars de la police. Des petits malfaiteurs du quotidien qui, pour la justice, cachent en réalité une redoutable mafia géorgienne : les Vory v Zakone (voleurs dans la loi). Après deux ans et demi d’enquête, le parquet de Paris a requis le renvoi devant le tribunal correctionnel de 35 personnes suspectées d’en faire partie pour « vols aggravés » et « association de malfaiteurs ». Quatorze d’entre elles sont toujours incarcérées. Les suspects avaient été interpellés en région parisienne en novembre 2017 lors d’une vaste opération menée par les enquêteurs de l’Office central de lutte contre la criminalité organisée (OCLCO) et de la Brigade de recherche et d’investigation financière (Brif) de la PJ parisienne.

A chaque clan, sa spécialité

« Au cours de leurs investigations, les policiers ont pu mettre en exergue l’importance du phénomène criminel des Vory v Zakone et la menace que faisait peser l’installation de nombre de leurs membres en France », écrit le parquet dans son réquisitoire définitif daté du 8 avril.

Nés en Europe de l’Est avant l’avènement de l’URSS, les clans membres des Vory v Zakone répondent encore à un code d’honneur qui interdit toute collaboration avec les autorités. Il s’agit d’une organisation criminelle structurée et hiérarchisée. Les « vor », identifiables par leurs tatouages d’étoiles à huit branches, sont les chefs suprêmes des groupes. Ils dirigent des « smotriachi », des lieutenants affectés à un secteur et eux-mêmes chargés du contrôle des « chestiorki », les voleurs. En échange de la protection du « vor » et d’une aide en cas d’incarcération, les voleurs versent une dîme, une sorte d’impôt baptisé « obshak » à la mafia. Les Vory v Zakone seraient aujourd’hui présents partout en Europe.

En septembre 2015, les policiers de l’OCLCO obtiennent une information précieuse : Giorgi P., 38 ans, vient d’être couronné « Vor » et dirigerait un réseau de voleurs implantés en région parisienne. Grâce à des écoutes téléphoniques, les enquêteurs identifient deux autres chefs supposés : Nodar G. et Ilia K., lesquels seraient à la tête d’équipes installées en Ile-de-France, au Portugal, en Espagne ou en Italie. A chaque clan, sa spécialité.

Des butins parfois ridicules

Selon l’accusation, les hommes sous les ordres de Giorgi P. écument les grandes surfaces en quête de bouteilles d’alcool ou de produits de maquillage, bradés ensuite à des receleurs parisiens. Attrapés à plusieurs reprises, les voleurs parviennent presque toujours à éviter la case prison, notamment en fournissant de fausses identités variées.

Nodar G. peut, lui, compter sur des cambrioleurs responsables, selon les policiers, d’au moins une dizaine de fric-frac. Parfois très lucratifs, comme lorsqu’ils parviennent à extraire un coffre-fort de 200 kg d’un appartement du VIIe arrondissement de Paris avec 100 000 euros en liquide. Presque ridicules aussi, comme lors de ce raid à Cherbourg (Manche) où un appartement est dévalisé pour… un aspirateur de table et un iPod.

La troisième équipe, dirigée par Ilia K., se serait concentrée sur les centres commerciaux et, en particulier, les manèges à bijoux. Les enquêteurs attribuent à ce groupe, dont est soupçonné de faire partie le fameux Zaza T., une quinzaine de rapines pour un montant ne dépassant jamais les… 3 000 euros.

Des circuits de blanchiment par des entreprises du BTP

Si les butins sont souvent modestes, la quantité de vols et la « dîme » payée par les voleurs permettaient, selon l’enquête, aux vor de vivre très confortablement. A contrario des chestiorki qui évoluent dans la précarité et l’addiction aux drogues. « L’apparent dénuement de certains des mis en examen paraît devoir être relativisé, au vu du caractère massif des vols […] et du montant particulièrement important de préjudices commis par leurs méfaits », estime le parquet dans son réquisitoire.

L’enquête sur le train de vie des vor a permis de déceler des circuits de blanchiment d’argent via des entreprises du BTP. Plusieurs millions d’euros à l’origine trouble y auraient transité. Ces sociétés auraient également servi… à fabriquer de fausses fiches de paye pour obtenir des permis de séjour aux épouses des vor.

Au terme de l’instruction, le parquet de Paris a néanmoins requis l’abandon des charges criminelles et, ainsi, un procès aux assises. Signe de la difficulté pour la justice de prouver matériellement les liens entre les voleurs et cette « organisation criminelle au rayonnement international ».

« Il y a un gouffre entre l’imaginaire relatif à cette pseudo-mafia véhiculé par Cronenberg (NDLR : le réalisateur David Cronenberg, dont le film « les Promesses de l’ombre », s’inspire des Vory v Zakone) et la réalité mise en lumière par l’enquête, assure Me Michaël Bendavid, avocat de plusieurs mis en examen. Aucun acte de violence n’est reproché aux prévenus. Quant aux vols, on parle davantage d’aliments et de vêtements dérobés au supermarché que de spectaculaire cambriolage. »

« Être Vor, c’est être fils de Dieu »

« J’espère que la justice ne confondra pas une grenouille avec un bœuf, appuie Me Adrien Gabeaud, conseil de plusieurs voleurs présumés. Le fait que ces personnes soient géorgiennes alimente le fantasme de grands criminels. Je pense que nous assisterons à un effondrement de l’accusation au procès. »

Fidèles au code d’honneur des Vory v Zakone, les voleurs présumés ne devraient pas faciliter le travail des juges. Tatoué d’une dague qui lui traverse le cou, un message clair chez les Vor – « N’a pas peur d’ôter la vie » –, l’un des suspects en a donné un bon aperçu durant sa garde à vue. Interpellé en possession de trois iPhone, de montres et de faux papiers, il a affirmé « ne pas connaître l’existence de Vory v Zakone ». Suspect majeur, Nodar G., n’a, lui, desserré les lèvres qu’à une seule reprise durant toute l’instruction, comme pour revendiquer son statut : « Etre Vor, c’est être fils de Dieu. »