Compétence universelle : la Cour de cassation appelée à trancher

Le Monde, le 21 septembre 2022

Trancher la question une bonne fois pour toutes : la justice française peut-elle juger des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre commis en Syrie dans le cadre de la compétence universelle de sa justice ? C’est l’origine de la démarche du procureur général près la Cour de cassation, François Molins, qui a saisi, le 30 août, l’assemblée plénière de la plus haute instance judiciaire française, sa formation la plus large et la plus solennelle. Cette saisine « de plein droit » , précise-t-on au parquet, concerne deux affaires syriennes en attente de décisions de la Cour de cassation.

La première, celle d’Abdulhamid Chaban, a déjà donné lieu à une décision historique de la chambre criminelle de la Cour de cassation, le 24 novembre 2021 : en raison du principe de double incrimination, inscrit dans la loi du 9 août 2010 organisant la compétence universelle, la justice française ne peut pas juger un ressortissant syrien mis en cause pour crimes contre l’humanité, car cette notion n’existe pas dans le droit syrien. En clair, il faut, pour pouvoir juger un crime au nom de la compétence universelle, que la qualification pénale de ce crime existe aussi dans le pays où il a été commis. Abdulhamid Chaban, un soldat appelé de l’armée syrienne, est mis en examen pour « crimes contre l’humanité et complicité de crimes contre l’humanité ». Il est soupçonné d’avoir participé à des arrestations d’opposants et de manifestants. M. Chaban nie toute implication.

L’arrêt Chaban de la chambre criminelle a été opposé par la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH), l’une des parties civiles, pour défaut d’information : les avocats de M. Chaban ont oublié de prévenir leur homologue de la FIDH de leur saisine de la Cour de cassation. C’est pourquoi l’affaire Chaban est de retour devant les juges de cassation. Mais, alors que la décision attendue ne devait porter que sur le défaut d’information, la saisine du procureur général modifie la donne : François Molins exprime clairement, par son geste, sa volonté d’une remise à plat du dossier et d’une nouvelle décision sur la double incrimination, qu’il estime être un frein rédhibitoire à la compétence universelle de la justice française.

Les avocats d’Abdulhamid Chaban, Mes Pierre Darkanian et Margaux Durand-Poincloux, voient dans cette saisine un détournement de procédure et « une volonté de faire de la politique à la place du Parlement Si l’on n’est pas satisfait de la loi, il faut la changer Si cette saisine se confirme, elle revient à tordre le droit. Pour nous, la Cour de cassation a déjà tranché », estiment-ils.

La deuxième affaire portée devant l’assemblée plénière de la Cour de cassation est celle de Majdi Nema. Arrêté puis mis en examen en janvier 2020 pour crimes de guerre, cet ancien porte-parole du groupe rebelle syrien salafiste Jaych Al-Islam (« Armée de l’islam ») est soupçonné de « torture ou acte de barbarie, disparition forcée, crime de guerre et participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un crime ou d’un délit de guerre » . Il est en détention provisoire à l’isolement à Fleury-Mérogis. Son avocat, Raphaël Kempf, a saisi la Cour de cassation sur le même motif que les avocats d’Abdulhamid Chaban : la double incrimination empêcherait de conduire M. Nema sur les bancs d’un tribunal français.

Après une longue attente devant la chambre de l’instruction de la cour d’appel, qui s’est prononcée pour la compétence des juges français, l’affaire est maintenant portée devant la Cour de cassation. L’audience, prévue début août devant cette dernière, a été ajournée parce que le président de la chambre criminelle, qui devait traiter de l’affaire, a pris la tête de l’institution.

Le transfert du dossier devant l’assemblée plénière retarde, une fois de plus, l’audiencement de l’affaire, initialement prévu le 12 octobre . « Mon client est en prison depuis deux ans, alors qu’il conteste les faits et la compétence de la justice française » , s’insurge Me Kempf, qui juge ces délais beaucoup trop longs. L’assemblée plénière de la Cour de cassation ne se réunira pas avant plusieurs mois.