« Murder », « New York, police judiciaire », « Suits »… Quand les séries plaident pour le métier d’avocat
« Réfléchissez bien. Tout, après ce moment, déterminera non seulement votre carrière mais aussi votre vie. Vous pouvez la passer dans un bureau à rédiger des contrats et à draguer des juristes potelées, avant de finalement vous mettre une arme dans la bouche, ou vous pouvez rejoindre mon cabinet et devenir quelqu’un que vous aimez vraiment. » Faux dilemme mais véritable pacte faustien que propose Annalise Keating, brillante avocate pénaliste, à l’un de ses étudiants en droit, Wes Gibbins, dès la première saison de Murder (six saisons, 90 épisodes), une série judiciaire sortie en 2014 aux Etats-Unis sur le réseau ABC.
Autant dire que le jeune homme fraîchement arrivé à l’université de Middleton, par la grâce d’une place libérée sur la liste d’attente, accepte d’emblée la proposition de son enseignante. Comment ne pas succomber ? Annalise Keating, incarnée par l’actrice Viola Davis, est en amphithéâtre ce qu’elle est au tribunal : un monstre sacré. Elle s’inscrit dans la grande tradition des avocats américains de la défense, ces génies de l’art oratoire, pour lesquels le vraisemblable importe plus que le vrai. Quand le client est acquitté et que le doute a triomphé, la victoire est encore plus savoureuse.
Comment naît une vocation ? Qu’est-ce qui vous fait basculer ainsi ? Ce qui frappe, quand on interroge des étudiants en droit qui se rêvent avocats, c’est de voir à quel point leur imaginaire est colonisé par les séries américaines. Dans ces œuvres de fiction, l’avocat est un champion de la plaidoirie, souvent pénaliste, fin stratège, entouré d’enquêteurs rusés. Il est aussi en proie à des questions existentielles, morales et éthiques. Sa vie est un arbitrage perpétuel.
Fascination des scénaristes
Ophélia Yove, 25 ans, diplômée d’un master en procédure pénale de l’université de Saint-Etienne, prépare l’examen d’entrée au barreau en septembre 2021. Sa vocation lui est venue à l’âge de 15 ans. A l’époque, la télévision règne dans le salon familial. « La surabondance de séries sur TF1, Les Experts , Esprits criminels , etc., dans les années 2010 m’a sûrement donné un attrait pour la matière judiciaire, confie-t-elle. Les avocats y étaient toujours représentés de manière théâtralisée, ils débarquaient et lâchaient un “objection votre honneur !” au tribunal. »
Durant sa première année de droit, Ophélia comprend vite qu’en France, il n’y a ni « objection » ni « votre honneur » . Elle découvre aussi, avec ses camarades, la série Murder . Tout le monde la connaît, tout le monde la regarde. Ophélia, elle, se trouve des « doubles » avec les personnages de Michaela Pratt (une surdouée ultra-ambitieuse) et Wes Gibbins (un imposteur brillant). Bref, « deux très bons juristes » . Voilà parfois à quoi tient une vocation.
Rarement un métier aura autant fasciné les scénaristes du genre sériel. L’affaire est ancienne et nous renvoie de nouveau aux Etats-Unis. Selon Barbara Villez, professeure émérite de l’université Paris-VIII, spécialiste des séries judiciaires, tout a commencé avec le personnage de Perry Mason, incarné par Raymond Burr, en 1957 : « Un avocat archétypal, le sauveur d’innocents accusés à tort, ceux qui étaient là au mauvais moment, au mauvais endroit. » Perry Mason n’a ni faille ni vie privée, c’est un héros, comme le personnage d’Atticus Finch, incarné par Gregory Peck, l’avocat commis d’office pour défendre un jeune Noir accusé de viol, dans le long-métrage Du silence et des ombres (1962) – adaptation du roman Ne tirez pas sur l’oiseau-moqueur d’Harper Lee.
La conquête du petit écran
Dans les années 1980, les avocats perdent de leur splendeur au profit des personnages de sagas telles que Dallas (quatorze saisons, 360 épisodes) et Dynastie (neuf saisons, 224 épisodes). Cette fois, les « conseils » sont uniquement au service des puissants. Arrivent ensuite les années 1990 et le retour de l’avocat dans toute sa complexité, un jour défenseur de la veuve et de l’orphelin, un autre froid tacticien motivé par l’appât du gain et l’obsession de la réussite individuelle.
Aux Etats-Unis, la série New York, police judiciaire (vingt saisons, 457 épisodes) foudroie le genre. « Cela a été un choc pour tout le monde, pas de sexe, pas de scènes de violence, une série très cérébrale, très juridique, c’est le système judiciaire en son entier qui est représenté, avec deux nouveaux personnages concurrents de l’avocat et du policier : le procureur et le juge », explicite Barbara Villez.
Au début des années 2000, une génération d’étudiants en droit découvre avec ravissement une nouvelle façon d’être avocat à travers le regard fantaisiste d’une jeune femme, Ally McBeal (cinq saisons, 112 épisodes) . « D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours voulu être avocate », assure Me Carine Cohen, du barreau de Paris. Mais c’est bien en Ally McBeal et son cabinet de Boston qu’elle a trouvé la confirmation de cette vocation. « Les avocats y avaient une solution à tout, chacun à leur manière. Les personnages féminins, forts et atypiques, comme celui de Lucy Liu qui incarnait une avocate féroce, ont planté la petite graine. Cette représentation m’est restée. »
Bien sûr, la fiction, c’est la fiction. Comment croire qu’il est possible de boucler un dossier par semaine (audience comprise), et de mener une vie amoureuse exaltante tout en allant boire l’apéro tous les soirs à 18 heures ?
L’avocat roi de la débrouillardise s’impose à l’écran, à l’image de Mike Ross dans Suits (neuf saisons, 134 épisodes) . Il faut dire que ce personnage d’apprenti dans un cabinet d’affaires new-yorkais a de quoi faire fantasmer les étudiants : une mémoire photographique. Tout ce qu’il lit, il le comprend et ne l’oublie jamais. C’est aussi un imposteur dépourvu de diplôme mais qui a passé plusieurs fois le barreau pour d’autres.
Alexandre Siméoni, en deuxième année de droit à l’université d’Aix-Marseille, adore : « C’est insensé mais ça fait rêver, Mike Ross et Harvey Specter [associé du cabinet Pearson Hardman, dans Suits ] résolvent toutes les affaires, ce sont les meilleurs dans leurs joutes verbales. Mike c’est un génie, il part de rien, tiens, comme Dupond-Moretti, parti de rien lui aussi [le père du ministre de la justice était ouvrier métallurgiste et sa mère femme de ménage] et devenu le meilleur avocat de France. »
Sources d’inspiration
Mélanie-Léa Spitzer, en master à Strasbourg, a commencé à regarder de telles séries en deuxième année de droit, sans savoir vers quelle spécialité elle s’orienterait. La révélation lui est venue de Suits, sur Netflix : ce sera « droit des affaires ». Bien sûr, le quotidien de ces avocats new-yorkais est romancé. Mais l’essentiel est ailleurs, dans l’esprit, l’inspiration : « Plus il y a du challenge, plus la victoire est belle, toujours avoir plusieurs stratégies juridiques en tête, ne pas se suffire d’une solution, et mettre des arguments en lumière auxquels notre contradicteur n’aurait pas pensé. »
Constance Mosnier D’Augisse, en licence de droit à l’Université catholique de Lyon, partage cette passion pour Suits . Mike est son héros. Un décrocheur et un usurpateur, certes, mais tout de même un héros. Lui, au moins, ne vient pas d’Harvard, la pouponnière des élites du métier. Mike et Harvey incarnent à ses yeux les deux visages de l’avocat idéal : un être brillant (Mike) et charismatique (Harvey). « D’ailleurs même les profs adorent la série et s’en inspirent en cours », ajoute l’étudiante.
« Oui c’est vrai, je suis fan de Suits », confirme Iony Randrianirina, son enseignante et maîtresse de conférences en droit privé à l’université de Lorraine. A ses yeux, parler de séries en cours a quelques vertus pédagogiques. A commencer par la possibilité de faire des comparaisons d’un pays à l’autre : « Aux Etats-Unis, le procureur est élu, il n’y a pas de juge d’instruction et les avocats peuvent enquêter car la procédure pénale est accusatoire. »
L’enseignante peut même aller plus loin. Lors des derniers partiels elle a proposé à ses étudiants un énoncé qui les mettait dans la peau d’un stagiaire : « Imaginez que vous êtes recruté par le cabinet Pearson Hardman et que votre maître de stage vous soumet le dossier d’Isabelle Kocher, directrice générale d’Engie, qui a besoin de votre service pour contester sa révocation. Quels conseils lui donnez-vous ? » Le dernier clin d’œil pour les examens de juillet a été de conseiller la société en commandite par action d’un certain Arnaud Lagardère.
Les pénalistes stéréotypés
Pour une partie de la génération d’avocats trentenaires, l’inspiration vient davantage du cinéma. Me Florent Loyseau de Grandmaison, du barreau de Paris, dit s’être construit avec Douze hommes en colère (1957), l’histoire d’un jury populaire appelé à délibérer sur le sort d’un jeune homme accusé de parricide : « Je devais avoir une dizaine d’années, toute ma vie j’ai été marqué par le personnage de juré d’Henry Fonda qui examine les indices les uns après les autres. Les évidences s’effondrent peu à peu. » Pour lui, l’avocat de fiction est le miroir de la société : un vaniteux comme Keanu Reeves dans L’Associé du diabl e (1997), ou un loser incorruptible tel que Matthew McConaughey dans La Défense Lincoln (2011).
Me Margaux Durand-Poincloux, une pénaliste âgée de 33 ans, cite elle aussi Douze hommes en colère. « Ce film m’a donné envie de faire des assises, et M le Maudit [1931] a confirmé mon intuition. » D’après elle, les séries comme Murder renforcent les stéréotypes sur les pénalistes, en particulier celui – tenace – qui veut que l’avocat échafaude des stratégies pour faire acquitter ses clients qu’il sait coupables, « alors que 90 % de notre travail consiste à vérifier que leurs droits ne sont pas bafoués » .
Et puis, certains jours, c’est l’état de grâce au tribunal. Comme lors du procès de l’un de ses clients accusé d’importation de plusieurs tonnes de cocaïne en bande organisée. « J’étais persuadée de son innocence. Toute l’accusation reposait sur une écoute téléphonique. Au procès, j’ai demandé à l’entendre. Il se trouve que cette bande n’avait jamais existé. » D’un coup, sa conviction est devenue une vérité judiciaire, le prévenu a été acquitté. Parfois, la plus belle des séries sur les avocats, c’est la réalité.