Déconfinement : évolution de la gestion des risques en entreprise
La crise sanitaire cause des risques évidents liés à l’obligation de sécurité de l’employeur, mais pas que. Maîtres Didier Bruère-Dawson et Margaux Durand-Poincloux, respectivement avocats spécialisés en restructuration et droit pénal des affaires au sein des cabinet Brown-Rudnick et ABPA, décryptent la décision Amazon et les enjeux qu’elle révèle sur les principes de précaution et de gestion de la reprise dans le contexte du déconfinement. Vers davantage de concertation et de transparence en entreprise ?
Le 24 avril dernier, la cour d’appel de Versailles a confirmé la décision du tribunal judiciaire de Nanterre de contraindre le géant américain du e-commerce Amazon à procéder à une ré-évaluation approfondie des risques sanitaires, sous peine d’une forte restriction de son activité dans l’Hexagone et d’une astreinte considérable d’un million d’euros par jour de retard.
Saisi en urgence par l’Union syndicale solidaire (SUD), les juges ont en effet estimé que l’entreprise avait manqué à son devoir en n’intégrant pas le dialogue social dans l’évaluation de son dispositif de sécurité, alors même que les salariés sont les premiers concernés.
« La jurisprudence Amazon ne dit pas qu’un employeur a une obligation de résultat pour anticiper les conséquences de ce type de crise sanitaire et pour réorganiser le travail et les mesures de sécurité des process internes, mais que l’évaluation des risques professionnels doit être faite de manière globale, et en associant les représentants du personnel », précise Me Margaux Durand-Poincloux.
Vers une multiplication des procès ?
Ce jugement est susceptible de faire jurisprudence et d’enclencher de nombreuses procédures à l’encontre des entreprises les amenant à prouver qu’elles respectent bien, dans ce contexte épidémique, leur obligation en matière de santé et de sécurité. « Quelque chose d’extrêmement large qui peut recouvrir des situations totalement différentes », souligne l’avocate.
« Même si notre corpus législatif, et en particulier en droit social, est souvent critiqué car assez compliqué et évolutif, je pense que s’il est bien utilisé, il pourra nous aider à recréer de l’indispensable confiance. Ce qui sera plus compliqué pour les Etats aux corpus législatifs faibles en droit social, car ils n’ont pas de cadre protecteur et les salariés seront forcés de reprendre le travail par contrainte économique, ce qui pourrait être source d’affrontements et d’actions civiles désordonnées et coûteuses pour les entreprises. Le droit social et le droit pénal ne sont pas que des matières d’affrontement mais aussi des guides », estime quant à lui Me Didier Bruère-Dawson.
Recréer la confiance
« Pour relancer l’activité économique, il faut, comme dans tous les retournements, la confiance des salariés et des clients. C’est clé car sans cela personne ne va y arriver et, si on n’y arrive pas, on va à la dépression économique », déclare l’avocat, pourtant plutôt optimiste sur les capacités de reprise françaises.
« C’est aussi à cela que servent les dispositions de droit pénal et de droit du travail : à fixer un cadre de discussion clair, pas forcément pour organiser un affrontement, mais surtout pour garantir ici le partage des données et assurer aux salariés, partenaires et clients leur véracité. Il s’agit de bâtir par cette démarche coordonnée et chaque jour la paix et la confiance entre les différents opérateurs de l’entreprise et ses clients, plutôt que de ce que le rapport soit miné par le doute, voire l’anxiété générée ici par le virus, la maladie qui paralyse », ajoute l’avocat.
Par conséquent, les entreprises sont confrontées à la nécessité de modifier leurs business model et de mettre en place, dans le cadre de consultations avec leurs salariés et leurs partenaires, des dispositifs de gestion des risques pleinement en phase avec les recommandations scientifiques (lire encadré).
Dialogue et transparence
Cette démarche doit se faire en toute transparence. « Je conseille donc à tous mes clients de mettre en place immédiatement des process de concertation avec leurs salariés, partenaires mais aussi pour les clients. La reprise ne se fera qu’avec l’adhésion de l’ensemble des parties prenantes et non sous la contrainte et dans une opacité commandée par l’urgence. Sans cela, il n’y a pas de business plan sérieux pour comprendre comment organiser cette reprise de l’activité et, donc, on court à l’échec. L’entreprise et le retournement, c’est aussi et d’abord l’organisation de rapports humains et d’échanges », déclare Me Bruère-Dawson.
« Aujourd’hui, les entreprises n’ont aucune excuse à ne pas ouvrir le dialogue car, depuis une ordonnance d’avril, toutes les réunions des représentants du personnel peuvent se dérouler à distance, sans aucune limitation, contrairement à avant. Elles peuvent même se faire par voie de messagerie instantanée. On a tellement simplifié le process que ce serait inexplicable de ne pas se concerter », ajoute Me Durand-Poincloux.
Gare aux risques d’entrave et de tromperie
« Pour le moment, les premières infractions qui ont été mises en avant concernant le déconfinement sont surtout la mise en danger de la vie d’autrui, les blessures et les homicides involontaires qui pourraient avoir lieu soit dans le cadre du travail, soit dans le cadre d’une prestation de services. C’est sur ces risques que l’attention des dirigeants a été attirée, mais le risque pénal peut se loger à d’autres endroits, comme le délit d’entrave ou la pratique commerciale trompeuse, qui sont bien plus aisés à caractériser », considère l’avocate pénaliste.
Le fait de ne pas intégrer les instances représentatives des salariés sur des sujets touchant leur mission peut donc être risqué car constitutif d’entrave. « En réalité, le délit d’entrave sera beaucoup plus souvent caractérisé dans les entreprises ayant mis en place un plan de reprise sans concertation, que l’homicide involontaire d’un salarié qui décèderait directement des suites du Covid et pour lequel il faudrait démontrer qu’il a été contaminé sur le lieu de travail », précise-t-elle.
L’avocate alerte aussi sur le risque de pratique commerciale trompeuse, plus communément appelée tromperie aggravée. C’est le fait de présenter au public des allégations trompeuses sur les qualités essentielles d’un bien ou d’un service, donc un périmètre assez large.
En outre, la loi française considère que certaines pratiques sont réputées comme trompeuses et permettent donc d’entrer en voie de condamnation, sauf si l’entreprise arrive à renverser la présomption de tromperie en démontrant qu’il n’y avait pas d’erreur. Est notamment réputé comme étant trompeur le fait d’afficher un certificat ou un label de qualité ou équivalent sans en avoir obtenu l’autorisation. Les entreprises tentées de le faire, comme par exemple le Groupe Accor, dont le PDG Sébastien Bazin a immédiatement annoncé qu’il allait mettre en place des certifications (avec Bureau Veritas) pour que les clients reviennent dans ses hôtels en toute confiance, encourent donc un risque important.
Finalement, la démarche proactive de certaines entreprises consistant à dire « je vais m’auto-imposer des règles supplémentaires par rapport à ce qui est déjà prévu dans la loi pour que les consommateurs me différencient des concurrents et se disent qu’ils seront encore plus en sécurité chez moi qu’ailleurs » peut donc être « un véritable piège » selon Maître Margaux Durand-Poincloux.