De la Corse à Dubaï : les secrets du blanchiment du « Petit Bar »
Le Nouvel Obs, 1er février 2021
Pour la première fois, les circuits occultes empruntés par l’argent du clan criminel ont pu être suivis. Un vaste réseau de blanchiment portant sur plusieurs millions de cash et impliquant conseillers financiers parisiens, chefs d’entreprises corses et patrons de cercles de jeu.
« Palace, palace, palace, ma vie c’est palace ! » Nous sommes en mai 2019. Jacques Santoni, le parrain (présumé) de la bande ajaccienne du Petit Bar est dans son appartement parisien de la rue de Vaugirard. Les micros de la police, installés dans son salon depuis presque deux ans, captent presque tout. Sa joie, comme en ce jour de printemps. Ses coups de sang à l’égard d’un mauvais payeur : « On va être violent, je te dis. » Ses crises d’autoritarisme, quand il est entouré de ses troupes. « Le chef, c’est moi. C’est moi qui décide, c’est moi qui aie le flouze. » Et régulièrement, le bruit du comptage de billets, celui des enveloppes de cash que l’on dépose chez lui et qu’il répartit ensuite au sein de sa bande.
Le Petit Bar, tout puissant sur son île
Pendant plus de deux ans, depuis septembre 2018, le chef du Petit Bar, cloué sur un fauteuil roulant suite à un accident de moto en 2003, ainsi que ses principaux lieutenants ont été suivis sans relâche par une équipe d’enquêteurs de la police judiciaire spécialisés dans la lutte contre le grand banditisme. Ils cherchaient à prouver leur implication dans une tentative d’assassinat, ils sont tombés en plus sur un vaste réseau de blanchiment d’argent, impliquant conseillers financiers parisiens, chefs d’entreprises corses basés en Suisse, patrons de cercle de jeu.
On disait le Petit Bar très craint et tout puissant sur son île, plusieurs de ses membres ont été condamnés ou sont soupçonnés dans plusieurs dossiers d’assassinats, on ne le pensait pas aussi agile sur les marchés financiers internationaux et disposant de tant de relais. Dans le cadre de cette enquête, désormais aux mains des gendarmes suite à des fuites, 9 personnes ont été mises en examen depuis le début du mois de janvier, et six écroués dont Jacques Santoni. Trois membres du noyau dur du clan sont, eux, en cavale depuis septembre dernier.
Avant de reconstituer le sinueux parcours emprunté par les millions d’euros du Petit Bar, les enquêteurs ont d’abord entendu des bruits. Des meubles qu’on déplace, dans l’appartement de Mickaël Ettori notamment, l’un des lieutenants les plus proches de Jacques Santoni (aujourd’hui en cavale), un 120 m2 situé rue du Faubourg Saint-Honoré. Les micros y ont enregistré, quasiment tous les jours, le bruit du coffre qu’on ouvre ; celui des machines à compter les billets, des élastiques qui claquent puis le vrombissement d’une machine à mettre sous vide. « Ça, c’est fait », concluait régulièrement Mickaël Ettori après les opérations. « C’est une belle journée », se réjouissait Pascal Porri, un autre des trois membres aujourd’hui recherchés. Un jour, le coffre est si plein qu’il faudra « serrer » les enveloppes pour en faire entrer de nouvelles. Parfois, le son de la télévision ou de la musique est poussé à fond, pour déjouer d’éventuelles écoutes. Mais la plupart du temps, le clan semble se sentir intouchable.
D’où viennent ces millions d’euros de cash brassés par le clan ? Du trafic de stupéfiants ? Du racket ? Rien n’a pu être démontré avec certitude, même si la plupart des personnes écrouées ont été mises en examen pour blanchiment de crime ou délits, et notamment ceux d’extorsions et de trafic de stupéfiants. Une des phrases prononcée par Jacques Santoni au printemps 2019, « l’argent de Jean Gé c’est les miens », a peut-être mis les enquêteurs sur la piste. « Jean-Gé », Jean-Jérôme Colonna de son vrai nom, considéré comme le dernier parrain de Corse, mort en 2006 dans un accident de la route avec un casier vierge, était soupçonné d’avoir la main mise sur l’économie de l’île et de ses différents trafics.
Une vie de milord
Pour le Petit Bar, on ne sait donc pas avec certitude d’où vient l’argent mais l’enquête permet de comprendre d’abord comment le clan le dépense. Palaces parisiens. Nuits au Crillon. Déjeuners dans des restaurants étoilés. Vacances à Dubaï. Shopping dans les boutiques Hermès et Chanel pour les épouses. Aucun des membres du clan n’exerce de profession, Jacques Santoni reçoit une allocation adulte handicapé, mais tous mènent une vie de milord. Mickaël Ettori porte une montre Patek Philippe d’une valeur de 48 000 euros au poignet, et estime dépenser 500 euros chaque soir. Un serveur dans un restaurant parisien où la bande déjeune un jour autour de Jacques Santoni dira avoir vu un sac à dos plein à craquer « de billets verts », ceux de 100 euros. Mickaël Ettori, dit « Micka », apparaît au fil des écoutes et filatures comme le comptable et financier de la bande. Il rend compte régulièrement à Jacques Santoni, déjeune avec lui, mais c’est lui qui agit.
La plus grosse opération qui a pu être mise à jour au cours de l’enquête concerne la station de Courchevel. « Micka », accompagné de Pascal Porri, s’y rend une première fois en mars 2019. Un bruit de culasse enregistré par les micros montre que Porri s’y rend armé. « J’ai neuf et demi, lance t-il à Ettori juste avant le départ. Il faut qu’on se mette au point dans le train. » Puis il chantonne. « Il va y avoir du sport ! » Sur place, les deux hommes rencontrent François-Xavier Susini, businessman né en Corse et propriétaire de plusieurs affaires dans la station la plus chic des Alpes. Il y a même tenu les Caves, la boîte VIP de Courchevel. Cette fois, il est question d’investir dans deux SCI en charge de rénover des chalets dans la montagne. Cette opération de plusieurs millions d’euros va entraîner par la suite plusieurs rendez-vous dans des palaces parisiens. Antony Perrino, poids lourd de l’immobilier en Corse et chef d’entreprise richissime, y participe. Tout comme François-Xavier Susini et Jean-Pierre Valentini, lui aussi homme d’affaires corse ayant fait fortune notamment dans le pétrole en Afrique et résidant aujourd’hui à Dubaï.
Stéphane Francisci, dont la famille a régné sur le monde des jeux pendant plusieurs générations, est également présent lors de plusieurs rendez-vous. D’après les enquêteurs, il aurait été l’un des pourvoyeurs de cash de la bande, ce qu’il a nié lors de sa garde à vue. Il est aujourd’hui en détention provisoire. A tous les rendez-vous, Ettori est présent. Il attend les virements. « C’est nous qu’on va lui faire mettre le crédit, c’est nous qu’on va entrer », explique-t-il un jour au téléphone.
Rencontre au sommet
En juin 2020, alors que les affaires envisagées sur Courchevel semblent sur le point d’aboutir, une scène étrange se déroule à côté du métro Saint-Germain-des-près. D’un côté, au restaurant Société, sont attablés des membres du Petit Bar dont Jacques Santoni. A quelques mètres, aux Deux Magots, discutent Perrino, Susini, Francisci. Et Mickaël Ettori fait la navette entre les deux terrasses éloignées d’à peine 30 mètres. Après ce déjeuner, au domicile d’Ettori, les micros enregistrent le « bruit de 7 liasses » et « un comptage jusqu’à 150 ».
Les affaires de Courchevel vont également faire intervenir un résident genevois, du nom de Jean-Marc Peretti. Ancien dirigeant du cercle de jeux parisien de l’industrie et du commerce, associé un temps d’Yves Bouvier, le marchant d’art, il aurait été approché par le clan pour organiser un virement de deux millions d’euros via des circuits offshore. D’après l’analyse des enquêteurs, il s’agit de l’argent que le Petit Bar compte investir dans le projet de Courchevel, les chalets, mais aussi l’ouverture d’un restaurant. En juillet 2019, Ettori annonce en effet à Jacques Santoni que les deux millions sont à Hong Kong. « C’est le jackpot », se félicite t-il. Avant de déchanter peu après. Les fonds sont bloqués, car la banque semble s’être méfiée. « Il me rend fou ce paiement », se désespère « Micka. » « On va être violent je te dis », s’emporte Santoni. « Tu es obligé de sortir les mains et de la frapper un peu. » « Micka » semble d’accord : « si tu penses que la violence ne résout rien, c’est que tu n’as pas frappé assez fort », dit-il un jour. Peretti ne répond plus au téléphone. La bande finit par lui donner rendez-vous dans un appartement discret du 16e arrondissement de Paris. Une conversation interceptée entre Pascal Porri et Ettori avant cette rencontre est glaçante. L’un se demande comment Perreti va repartir après l’entrevue. « En taxi… si ça se passe bien », répond Ettori. La rencontre dure vingt minutes loin des micros et des regards. Les enquêteurs le voient entrer, puis ressortir, escorté de Pascal Porri. Ils l’entendent ensuite au téléphone parler de « promesses » qu’il a fait pour « s’en débarrasser ».
L’opération Courchevel
Quel argent les membres du Petit Bar ont-ils finalement récupéré sur l’opération Courchevel ? Le projet des chalets devait débuter en 2021. Le restaurant « l’Osteria », lui, a ouvert, grâce à des fonds apportés par Antony Perrino et la famille Fillippeddu. Les membres du Petit Bar n’apparaissent dans aucun statut. Ettori semble pourtant avoir nommé le directeur : il interroge Jacques Santoni au téléphone pour confirmer que son candidat lui convient. Les surveillances montrent que ce dernier, une fois nommé, semble avoir acheminé du cash lors d’allers-retours rapides entre les Alpes et Paris.
Le Petit Bar aurait également bénéficié d’un réseau de blanchiment mis en place par des membres de la communauté chinoise d’Aubervilliers pour rapatrier du cash. Sur les conseils d’Antony Perrino, Mickaël Ettori, toujours lui, rencontre un certain Alain M., conseiller financier parisien âgé de plus de 70 ans, initialement approché pour des investissements immobiliers. D’après ses dires, en novembre 2019, Ettori lui aurait fait part de son besoin d’acheter des montres avant de lui avouer : « franchement, c’est de la décaisse ». Le système mis en place pour faire entrer des espèces en France est simple. Alain M. fournit un numéro de compte en banque chinois. Via plusieurs opérations, 700 000 euros sont virés, selon lui, sur ce compte par un certain… Jean-Pierre Valentini, depuis des comptes situés à Dubaï ou Singapour. D’après Alain M., le cash lui a ensuite été livré en petite coupure par ceux qu’il appelle « les Chinois » moyennant de fausses factures de vente de montres. Il assure les avoir ensuite remis à Ettori et Perrino dans des cafés chics de la capitale. Il dit encore ne jamais avoir vu la moindre montre. Les deux hommes auraient ensuite acheminé le cash parfois dans des sacs-poubelle, parfois dans des sacs de sport.
Un Loto de plus de 4 millions d’euros
Mis en examen le 16 janvier, puis placé en détention provisoire le 28 janvier, Antony Perrino a nié ces accusations lors de ses auditions. Mickaël Ettori est un ami très proche, a-t-il répondu. Mais dans ses affaires, c’est un simple « médiateur », un « grand frère. » Un jour Ettori dira pourtant à son sujet « le patron, c’est moi ». Courchevel ? Perrino assure qu’il n’était pas question qu’il investisse. Sur cette opération, il n’était qu’un simple conseiller. Pourquoi avoir laissé au Petit Bar l’usage de plusieurs de ses voitures payées par sa société, dont une Porsche et une Mercedes classe A ? Antony Perrino dit qu’il l’ignorait. Pourquoi Jacques Santoni évoque-t-il la possibilité de gagner « un bâton » par saison grâce à une parcelle qu’il détient sur l’île de Cavallo, l’île aux milliardaires située au sud de la Corse ? Perrino assure que le Petit Bar n’y a aucune implication. Dix-neuf montres ont été saisies à son domicile lors des perquisitions. Son avocat, Thierry Marembert, assure que toutes les explications seront apportées.
L’avocat de Jean-Pierre Valentini, qui a été placé en garde à vue le 29 janvier, n’a pas donné suite à nos sollicitations. « Monsieur Susini n’a pas encore été entendu dans le cadre de cette procédure et fournira lorsqu’il le sera les explications utiles à la justice », nous a répondu Margaux Durand-Poincloux, l’avocate de l’homme d’affaires installé en Suisse et travaillant à Courchevel. Jean-Marc Perreti, lui aussi résident suisse, n’a pu être joint par « l’Obs ».
Jacques Santoni n’a, lui, pas répondu aux questions lors de sa garde à vue, décrite comme dégradante et inhumaine par ses avocats. Déjà mis en examen fin septembre pour complicité de tentative d’assassinat, il n’avait pas souhaité apporter d’explication aux enquêteurs et juges d’instructions de la JIRS de Marseille, en charge de ces dossiers de criminalité organisée. Cette fois, de multiples questions lui ont notamment été posées sur un gain au Loto de plus de 4 millions d’euros, touché par sa femme et son beau-frère. D’après les enquêteurs, le chef du Petit Bar aurait contraint son beau-frère à déclarer son épouse cogagnante afin de pouvoir justifier de plus de 2 millions d’euros de ressources et échapper ainsi aux enquêtes financières et soupçons de blanchiment. Sa femme et son beau-frère, qui ont nié toute manipulation, ont eux aussi été mis en examen et écroués mi-janvier. « Notre client dénonce ses conditions d’interpellation et son incarcération en contradiction totale avec les expertises médicales, réagissent Me Pascal Garbarini et Pauline Baudu-Armand, conseils de Jacques Santoni. Tout cela fera l’objet de contestation devant les juridictions compétentes ».
L’argent qui a circulé entre les mains du clan au fil de ces longs mois d’enquête n’a pas été retrouvé. Quelques jours avant la première vague d’interpellations lancée le 28 septembre 2019, l’un de leurs proches a reçu un coup de téléphone d’un fonctionnaire de police. Tous se sont ensuite agités. Certains ont jeté leurs téléphones. Ettori a déménagé des affaires de chez lui, puis prévenu la femme de ménage de son absence. Pascal Porri a éteint son portable le 27 septembre alors qu’il se trouvait toujours en Corse. La veille des arrestations, au domicile parisien de Jacques Santoni, la conversation évoquait quelque chose qui devait arriver « tôt » le lendemain. Quand la police a débarqué, tous les coffres et les caches dissimulés dans les murs des appartements étaient vides.